Réalisateur : Mikhaïl Kalatozov |
Acteurs : Tatiana Samoilova, Evgeniy Urbanskiy, Innokentiy Smoktunovskiy |
Genre : Aventure, Drame expérimental |
Durée : 97 minutes |
Année de sortie (salles) : 1960 |
Année de sortie (Blu-Ray) : Mars 2022 |
Synopsis : Quatre géologues partent en expédition au coeur des forêts de Sibérie, à la recherche d’un gisement de diamants. Le petit groupe explore sans relâche terres et rivières. L’automne arrive et les vivres commencent à manquer , il leur faut rentrer. Mais au moment du retour, les éléments de déchaînent et ils doivent affronter les pires difficultés.
Potemkine, en France, se veut depuis déjà plusieurs années défenseur du patrimoine cinématographique soviétique, ayant su mettre nombre de réalisateurs difficile d’accès sous la lumière pour découvrir un cinéma sans autre pareil, à la froide poésie, aux élans visuels et techniques d’avant-garde.
Bien qu’ayant marqué les esprits avec les rééditions de la filmographie intégrale de Tarkovski, l’éditeur français a aussi défendu, avec brio, la carrière de Mikhaïl Kalatozov.
Ces dernières années auront ainsi vu renaître Quand Passent Les Cigognes mais également Soy Cuba à travers des restaurations 4K minutieuses.
Dans son travail d’exhumation du cinéma, Potemkine, éditeur-orfèvre nous fait aujourd’hui l’honneur de présenter La Lettre Inachevée, troisième collaboration du duo Kalatozov-Ouroussevski.
Film de survie autour de la conquête des espaces vierges, mettant en parallèle le caractère microscopique de l’humain face à la périlleuse immensité naturelle qu’il s’agisse des plaines de Sibérie ou bien du cosmos.
La Lettre Inachevée est le récit de pionniers, prêts au grand sacrifice, pour la gloire de la communauté, du peuple.
Nous voyagerons au cœur de l’édition Blu-Ray de La Lettre Inachevée à travers deux axes :
I) La critique de La Lettre Inachevée
II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray
I) La critique de La Lettre Inachevée
Mikhail Kalatozov & Serguei Ouroussevski, les oiseaux de passage
L’histoire du cinéma regorge de duo réalisateur-chef opérateur qui ont su pousser les frontières du septième art tant dans la narration que dans les expérimentations visuelles, vers des ailleurs insoupçonnés. Des tandems ont permis d’accéder à une expression artistique au-delà des attentes et standards de leurs époques.
Ces partenariats bien que souvent peu mis en avant, au détriment du chef opérateur, sont portant fondamentaux dans la naissance d’une oeuvre.
Que serait le travail de Wong Kar-Wai sans Christopher Doyle ? Orson Welles sans Greg Tolland ? Wes Anderson sans Robert Yeoman ? Ingmar Bergman sans Sven Nykvist ?
Dans le même ordre d’idées, il est difficile de dissocier le génie de Mikhaïl Kalatozov de son foudroyant chef opérateur Sergueï Ouroussevski.
Kalatozov aura réalisé 13 fims en 39 ans, néanmoins le coeur de sa carrière de cinéaste se joue de 1956 à 1964, et sa collaboration avec Sergueï Ouroussevski.
Le duo aux partis pris visuels déconcertants, d’une modernité hallucinante, aura réussi à décrocher une palme d’Or, et ne cesse aujourd’hui, plusieurs décennies après leurs disparitions, à animer les recherches de cinéphiles en fascination face à une proposition ne ressemblant à aucune autre.
En cadrant de manière vertigineuse les pensées de Kalatozov, Ouroussevski a su dépasser le récit, la philosophie abordée, portant les films vers un au-delà poétique sidérant.
De cette rencontre sont nés quatre films : Le Premier Convoi, Quand Passent Les Cigognes, La Lettre Inachevée et Soy Cuba.

A la rencontre des terres hallucinées
Une équipe de géologues est envoyée en Sibérie à la recherche de gisements de diamants. Tatiana et son compagnon Andreï, Sabinine ainsi que leur guide Sergueï, sont déposés sur une pièce de terre en plein milieu des terres sauvages. Le lieu a été tout indiqué par un comite scientifique, n’ayant jamais pointé le bout de leurs nez en dehors des laboratoires, comme riche en pierres précieuses. La recherche des minéraux est une nécessité première pour l’URSS, cette dernière permettrait alors de financer la conquête spatiale..
Tout en miroirs, La Lettre Inachevée, est une histoire de conquête(s), un récit d’exploration et d’appropriation. La maîtrise des territoires éloignés, à savoir la Sibérie, se confond avec la guerre médiatique et politique pour parcourir les astres. De la même façon, Serguei écrit chaque jour une lettre dans l’espoir vain de clamer un jour son amour à l’être aimé, en cachette, amour adultère, conquête des cœurs, abandon des âmes, recherche du vide.
Il écrit un amour aveugle, réservé, conquête des territoires interdits. Tout comme cette aventure isolée dans les terres soviétiques, cette romance condamnée est un récit d’errance, une espérance de l’ordre du fantasme, croyance au-delà des possibles.
L’expédition débute, entre forêts de bouleaux et paysages désertiques. La caméra de Ouroussevski fait des miracles dès les premiers instants configurant la nature comme personnage principal, et pourtant fantomatique, au même titre que la lettre de Serguei.
Les expérimentations sont moins périlleuses que celles de Soy Cuba, moins hallucinantes que la scène de l’escalier de Quand Passent Les Cigognes, et pourtant la proposition est tout autant saisissante, questionnant les rouages des plans et cadrages qui charment notre rétine et font de l’invisible un protagoniste d’exception portant très vite l’oeuvre du réel à un survival onirique.
Une passerelle fantastique entre le monde connu et les contrées perdues trouve sa source dans la qualité d’écrivain hors pair de Kalatozov. Un travail préparatoire minutieux a été réalisé détaillant les personnages, leurs interactions, leurs savoirs et les lieux qu’ils traversent. Une architecture qui resplendit de par la logique de synthèse, l’étude des symboles et une puissance visuelle narrative étourdissante, de la part du cinéaste. Il déconstruit l’humain, ses sentiments et pensées pour ouvrir les portes de citadelles ensevelies, le subconscient.
Les fondus révèlent les âmes, les images s’entrechoquent, se chevauchent pour créer un espace en dehors du tangible, de l’ordre de la sémantique poétique, où l’imperceptible prend vie, où le poète ouvre son regard au spectateur.

Le Monde Perdu
La Lettre Inachevée se découpe en trois segments bien distincts faisant la part belle au métier de géologue, dans son introduction, installant les relations entre les personnages, les situant au cœur de la nature. L’homme semble conquérant, la nature, inerte, offrant ses trésors à quiconque saurait chercher.
Puis, à la manière d’une malédiction, dès lors que l’esprit de la forêt, diamants, est exhumé, où la terre est pillée, les éléments se rappellent aux humains, les renvoient à l’échelle cosmique, nous transformant en poussière, virevoltant avec maladresse au gré des intempéries entre flammes, tempêtes et glace. Dans cette logique de conquête, où l’individu se voit roi, la lecture de l’inconnu par Kalatozov se veut fascinante, qu’il s’agisse du cosmos ou des forêts reculées, nous paraissons très vite insignifiants, inexistants, loin de nos sociétés factices, aux régimes artificiels et éphémères.
Enfin, lorsque les pierres sont égarées, rendues à la Terre, les explorateurs dépossédés de tout matériel, errant sur des terres désolées, qui se nourriront des cendres et charognes pour renaître, vont se traîner, survivre, dans l’espoir de retrouver un jour leurs congénères, loin du chaos dans lequel ils se trouvent enchevêtrer, où la nature dicte les lois, celles de l’univers.
La proposition de Kalatozov en adaptant cette histoire est surprenante, mettant en avant les convictions du régime soviétique à la conquête de l’inconnu, et ses valeurs, tout en révélant de manière adroite et minutieuse le caractère microscopique de nos existences, là où nous pensons servir une grande cause, qui au final n’est que broutille dans un environnement dont nous ne connaissons pas les limites et les enjeux véritables.
En mettant en parallèle l’ordre naturel, universel, avec nos sociétés, nos croyances s’enfoncent très vite dans un long tunnel où il devient difficile d’argumenter nos volontés, nos désirs, tout comme nos missions. Nous créons de toutes pièces un espace où l’humain est tout puissant, préférant s’aveugler et oublier les rapports d’échelles, ainsi que le vide incontrôlable qui nous encercle.
L’analyse est vertigineuse, la mise en scène effrayante, chaque plan est incandescent.

Quand Passent les Saisons
Ce long périple que dessine Kalatozov s’affranchit de repères temporels. Le temps paraît quantifiable lors des fouilles, dans la première partie du film. Le quotidien s’installe, les jours et les semaines s’écoulent, accentuant les affinités, exploitant les tensions jusqu’à ce que l’incendie qui ravagera la région sur des milliers de kilomètres ne vienne faire basculer toutes nos certitudes, nos repères.
Les heures se transforment en jours, les jours en mois et les mois en saison. La nature se pare de tous ses habits accompagnant les protagonistes dans une interstice du réel où le fantastique devient le cadre, où les personnages semblent propulsés dans une dimension parallèle, prison poétique infernale.
Bien qu’ils connurent la clémence du printemps lors de leurs recherches, les flammes de l’été viendront vite s’abattre sur leurs échines, les pluies automnales distendront leurs peaux, pour finalement connaître un prison de glace hivernale, médusa de la nature, les réduisant en statue de chair jusqu’aux beaux jours, où ils nourriront la terre.
Cette dernière partie, dans les neiges, est d’une singulière beauté, les explorateurs se sont rendus au-delà des connaissances, au-delà des parcelles connues, au-delà du temps, dans un royaume hostile, qui comme l’espace est un sanctuaire qui n’a jamais souhaité accueillir l’homme et sa volonté de conquête, gardant les quelques aventureux dans ses griffes pour préserver son existence vierge et éternelle.
C’est dans cette lecture saisonnale que la magie de Kalatozov et Ouroussevski opère le plus, variant leurs méthodes de cadrages, de mise en scène, ne donnant plus à l’homme le rôle central mais configurant la structure du récit et des images du point de vue de la nature. Nous percevons son immensité et observons l’espoir qui anime sans cesse l’humain le poussant à survivre, espoir partagé avec la moindre parcelle de vie en présence. Le récit de conquête s’efface, les sentiments se clarifient, les relations s’éclaircissent, la mort éclaire la vie, la de survie prend place.
Une lecture qui pointe la résistance et la ténacité du peuple soviétique, qui par-delà le péril mettra tout en oeuvre pour dépasser l’impossible et réussir, où le décès ne peut survenir tant que le service à la communauté n’est pas rendu.

La Lettre Inachevée, à la conquête de l’au-delà
Bien que perçu, depuis de nombreuses années, comme oeuvre mineure de la collaboration entre Kalatozov et Ouroussevski, à l’instar de Quand Passent Les Cigognes, La Lettre Inachevée est un film incontournable qui tout comme Soy Cuba mérite d’être redécouvert et étudié à la fois pour ses partis pris techniques et poétiques. Une proposition qui ne lâche pas un instant le regard du spectateur et porte nos imaginaires vers des territoires hallucinés et hallucinants.
La Lettre Inachevée est ce voyage sacrificiel total du corps et de l’esprit, un témoignage des civilisations, de leur volonté de conquête, mais également un songe, celui d’un récit en constante écriture et qui par-delà la mort restera inachevé.
Tant que la vie sera en présence alors il y aura des récits. Des écrits d’amour, de gloire, de perte, de désillusions, de joie, de colère… il y aura toujours une histoire à écrire, à raconter, des contes et des déclarations qui ne trouveront pas leurs destinataires mais parcourront le temps et l’espace, pour guider les naufragés futurs.

II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray
Image :
Tout comme pour Quand Passent Les Cigognes et Soy Cuba, Potemkine nous propose une restauration 4K qui porte La Lettre Inachevée vers de somptueux horizons.
L’image est d’une netteté cristalline, le niveau de détails est finement ajusté et le jeu sur l’étalonnage a été effectué avec une maîtrise exceptionnelle, offrant des séquences au contraste de velours. Les noirs sont profonds et la lumière tranche l’obscurité avec une justesse saisissante.
Note image :
Son :
La piste son proposée est la version originale DTS-HD Master Audio Dual Mono. Cette dernière propose une restitution sonore réussie, dépassant l’âge du film et nous offrant un confort d’écoute bien supérieur à d’anciennes restaurations.
Les ambiances ressortent à merveille, une belle rondeur est présente et bien que s’agissant d’une piste Mono, nous nous trouvons très vite happés par le spectacle.
A noter une légère saturation autour de la 34ème minute, seul petit « défaut » à cette piste mixée et balancée avec talent.
Suppléments :
Contrairement aux deux éditions précédentes des oeuvres de Kalatozov-Ouroussevski, à savoir Quand Passent Les Cigognes et Soy Cuba, l’édition Blu-Ray est plus légère en matière de suppléments.
Nous y retrouvons un livret détaillé et un unique bonus d’une durée de 25 minutes.
- « La Lettre inachevée, un diamant noir » : analyse du film par Eugénie Zvonkine, enseignant-chercheur en cinéma (25′)
Habituée des éditions Potemkine, Eugénie Zvonkine, enseignante-chercheuse, aborde sous toutes ses coutures en une petite demi-heure le cas La Lettre Inachevée. Le supplément se déroule dans les bureaux de Potemkine, affichant en arrière-plan une bibliothèque de leurs éditions, mettant en avant les éditions de Soy Cuba, Quand Passent Les Cigognes et Requiem Pour Un Massacre. La prise son est parfaite et l’image très nette. L’analyse est entrecoupée de séquences du film, appuyant les mots d’Eugénie Zvonkine.
La chercheuse resitue le film dans la filmographie de Mikhaïl Kalatozov, nous parle de son statut maudit pour très vite décortiquer le film avec une minutie que nous lui connaissons bien. Des travaux préparatoire sur scénario, à la préparation des acteurs, au plateau, jusqu’à la sortie du film, Eugénie Zvonkine nous retrace avec pragmatisme toute l’histoire du film et de ses créateurs.
Il n’y a peut-être qu’un seul supplément sur cette édition mais comme toujours, chez Potemkine, il se veut d’une pertinence sidérante. A ne pas rater.
- Un livret avec compte-rendu d’observation, journal de tournage, souvenirs de David Vinitski (dir. artistique) (60 pages)
Le livret proposé par Potemkine contient des archives passionnantes pour découvrir le film à travers des témoignages d’époque.
Mentionné durant l’entretien avec Eugénie Zvonkine, le compte rendu de stage de Guars Piesis, réalisateur lituanien présent sur le tournage, éclaire sur les modalités de création de La Lettre Inachevée. Il y aborde l’écriture du scénario, la relation entre le réalisateur et le chef opérateur, puis revient sur le travail de Kalatozov et termine sur celui de Ouroussevski. Un document qui dépasse le film et apporte de nombreuses informations sur la relation entre les deux artistes, et leur rapport à la création.
S’ensuit des extraits du journal de bord du tournage. A travers quelques dates précises, nous pénétrons dans les coulisses de réalisation de cette oeuvre hors norme, nous percevons certaines séquences importantes du point de vue technique. Un prolongement de l’expérience La Lettre Inachevée essentiel.
Enfin, le livret comporte des souvenirs de David Vinitski, directeur artistique, apportant de nombreuses pistes de lecture à l’oeuvre et apportant un éclairage particulier sur la collaboration Kalatozov-Ouroussevski.
Note suppléments :

Appréciation générale :
La restauration que propose Potemkine pour La Lettre Inachevée fait partie des incontournables de ce premier semestre 2022, elle s’inscrit dans le parcours exemplaire des restaurations 4K des oeuvres du duo Kalatozov-Ouroussevski.
Il est fascinant de découvrir une oeuvre si peu abordée, et pourtant d’une grandeur artistique si imposante.
Il est important aujourd’hui de (re)découvrir La Lettre Inachevée, pièce d’un cinéma expérimental qui voit par-delà les décennies, vers des cinémas qui encore aujourd’hui se font timides, si ce n’est inexistants.
L’édition Blu-Ray en présence est exemplaire d’un point de vue technique, posant ici, une sortie de La Lettre Inachevée que l’on pourrait juger de définitive.
Seul reste un contenu additionnel léger, en comparaison avec les éditions que l’éditeur nous a proposé par le passé – nous ne sommes que des enfants pourris gâtés.
Cependant, rassurez-vous, Eugénie Zvonkine, comme toujours, saura vous bercer dans l’exploration du film, et le livret vous ouvrir les portes d’un tournage extraordinaire.
Note finale :
Pour découvrir La Lettre Inachevée en Blu-Ray :