Réalisateur : Claude Schmitz |
Acteurs : Lucie Debay, Hélène Bressiant |
Genre : Comédie, Drame, Expérimental |
Pays : France, Belgique |
Durée : 81 minutes |
Compétition GNCR FID Marseille 2022 |
Synopsis : Chez sa grand-mère, en compagnie de sa fille, Lucie rêve de son métier d’actrice.
Après avoir célébré des réalisateurs tels que Jean-Luc Godard, Bruno Dumont, Albert Serra, Maurice Pialat, Olivier Assayas, Noémie Lvovsky ou encore Alain Guiraudie, le prix Jean Vigo était remis à Claude Schmitz pour Braquer Poitiers en 2018, film de braquage peu ordinaire, où le captif vient à élever une stratégie pour développer sa rentabilité. Le film prenait le temps de saisir les visages, les individus et l’espace dans lesquels ils évoluaient, ouvrant alors une poésie du quotidien et d’une France marginale surprenante.
Quatre ans plus tard, au FID Marseille 2022, je suis transi de joie à la simple idée de replonger dans ce cinéma héritier de la Nouvelle Vague, paramétrant ses propres concepts tant visuels que philosophiques, avec sa nouvelle proposition : Lucie Perd Son Cheval.

La Science Des Rêves
Lucie, actrice d’une trentaine d’années et mère d’une jeune fille, poursuit son rêve de devenir une actrice reconnue, d’atteindre le présent et de ne plus rêver le futur. Avant la mise en scène au théâtre d’une nouvelle adaptation du Roi Lear de Shakespeare, elle rend visite à sa grand-mère pour lui confier son enfant le temps de sa journée de travail. La grand-mère de Lucie , septuagénaire, lui rappelle que la vie est faite de métamorphoses, qu’insidieusement les rêves d’hier peuvent devenir les étoiles mourantes demain, qu’il faut parvenir à connaître les envies du présent, savoir s’écouter et entendre son environnement.
Rêveuse, comme l’est sa fille, Lucie s’entraîne à devenir chevalière, à manier l’épée pour les besoins du spectacle. Schmitz nous envoie droit dans l’imaginaire de Lucie, au beau milieu des plaines, au coeur de la représentation qu’elle se fait du texte. A cheval elle parcourt l’horizon jusqu’à ce que le cheval ne lui fasse faux bond, s’échappe vers l’inconnu.
Le rêve d’actrice est menacé, l’errance débute, les outils de réalisation s’échappent. Seule, au milieu de nul part, commence le périple de cette femme prise entre plusieurs vies, de cette femme qui ne parvient plus à reconnaître ses rêves, se forçant à choisir entre sa carrière et sa vie de mère.
L’accomplissement semble toujours plus proche, lui échappant, une attraction qui l’éloigne impitoyablement de son enfant.
Dans cette perdition, Lucie rencontre deux autres femmes ayant également perdu leurs chevaux. Dans ce triangle où chacune d’entre elle a perdu sa voie, en pleine errance, Claude Schmitz nous invite à questionner nos certitudes, à reconstruire nos âmes, quitte à balayer des décennies pour s’accomplir pleinement. En proposant de se réinventer, le cinéaste ouvre une oeuvre féministe fascinante qui lorsqu’elle se trouve confrontée à la gente masculine développe sa complexité.
Les hommes patientent en coulisses, jouent avec les mécanismes et ne sont jamais inquiétés dans leur condition, ils apportent au long-métrage une dimension absurde extraordinaire et complètent un tableau sociétal qui invite au rire tant la stupidité de ces derniers est effarante. Du technicien au metteur en scène en passant par le stagiaire ou l’acteur interprétant le Roi Lear, les traits ingrats de la gente masculine sont appuyés, tout en gardant une véritable bienveillance envers les personnages.

L’Important C’est D’Aimer
Le réalisateur parvient de la sorte à créer une oeuvre à la croisée des chemins entre cinéma, théâtre et documentaire. Il joue avec les arts et met en avant les modalités de création d’une oeuvre. Des écrits de Shakespeare à sa réinterprétation tout est passé au peigne fin pour révéler de manière minutieuse la place de tout à chacun, appuyant sur le caractère collectif de la création des arts vivants.
Claude Schmitz s’amuse avec ses décors, ses lumières, ses positions de caméra pour afficher le caractère artificielle de la représentation, pour montrer à quel point le factice peut devenir réel, à quel point l’illusion naît de la poésie, à quel point les croyances ne sont qu’architectures subjectives sujettes à réinventions.
Lucie Perd Son Cheval est une oeuvre qui s’émancipe des académismes pour redécouvrir le septième art, pour redécouvrir l’humain et redéfinir une société absurde, où le rêve est l’unique facteur pour faire varier, moduler, le réel.

Noli Me Tangere
Il est exaltant de se plonger dans le cinéma de Claude Schmitz, cinéaste tout droit venu du monde du théâtre, qui joue de variations autour des cinéastes de La Nouvelle Vague, quelque part entre Rohmer, Perceval Le Gallois, et Rivette, Jeanne la Pucelle, et trouvant sa place parmi d’extraordinaires réalisateurs contemporains tels que Bruno Dumont, Bertrand Bonello ou encore Bertrand Mandico. Les influences sont palpables et pourtant jamais le cinéma de Schmitz ne copie, il créée son propre onirisme, conçoit un terrain d’expression à l’inventivité éblouissante, révélant des instants de cinéma transcendantaux et des acteurs à la justesse de jeu magnétique.
Lucie Perd Son Cheval, Lucie Gagne Sa Liberté
Lucie Perd Son Cheval affirme le statut de cinéaste contemporain incontournable de Claude Schmitz et offre au spectateur le plus raffiné des films de l’année, réussissant à mêler les genres et les atmosphères, les émotions et les philosophies, pour toucher la grâce, un sommet qui nous rappelle les plus grands tout en s’en affranchissant, offrant un cadre qui couvre le tangible et accède à des réalités extra-sensoriels.
Claude Schmitz est un observateur de son époque, donnant la parole à ceux que nous n’entendons pas, ou peu, ouvrant son cinéma sur un féminisme nécessaire, et contant des récits à la rencontre des arts, déstructurant des décennies de mécanismes, brouillant les réalités, pour révéler une oeuvre d’avant-garde à la justesse de ton exquise.