A Tale Of Filipino Violence : Critique

Réalisateur : Lav Diaz
Acteurs : John Lloyd Cruz, Bart Guingona, Hazel Orencio, Agot Isidro, Earl Ignacio,Noel Miralles,
Noel Sto Domingo
Genre : Drame
Durée : 434 minutes
Pays : Philippines
Compétition Internationale FID Marseille 2022

Synopsis : Philippines, 1974 : alors que Marcos assied de plus en plus fermement son régime oppressif suite à l’instauration de la loi martiale en 1972, Servando Monzon III, héritier de l’hacienda et des affaires familiales de son puissant clan, refuse de capituler face aux desseins du dictateur de contrôler le pays.

Dès l’annonce de la programmation du FID 2022, je fus saisi par la présence de Lav Diaz. Au-delà d’une sélection très intrigante, il m’était difficile de ne pas participer au festival avec un tel événement. Pour les néophytes du cinéaste, Lav Diaz est un réalisateur philippin atypique peignant d’immenses fresques approchant parfois la dizaine d’heures représentant son pays dans un espace précis, à une époque donnée. Il creuse et tisse un univers d’une complexité effarante, réussissant à restituer un réalisme troublant.

Lav Diaz, au-delà de la forme et du geste

Bien que peu des œuvres du cinéaste philippin soient arrivées jusqu’à nos salles obscures, la proposition du cinéaste est pourtant fournie, avec plus d’une vingtaine de films réalisés en 22 ans, et une carrière parsemée de récompenses prestigieuses, allant du Léopard D’Or décerné par le festival de Locarno pour From What is Before jusqu’au Lion D’or remis par le Festival De Venise pour La Femme qui est partie.

Cependant, le cinéma de Lav Diaz est quasiment inconnu du grand public ainsi que rarement cité au cœur de la cinéphilie mondiale. La raison de cette obscurité autour du réalisateur philippin, peut alors se trouver à la fois du côté des partis pris esthétiques du réalisateur, avec des plans fixes d’une certaine lenteur très souvent tournés en noir et blanc, mais surtout du fait d’une vision totalement libre du septième art, ne répondant pas aux schémas traditionnels avec des films avoisinant en moyenne la durée des 7 heures, parvenant même à dépasser le cap des 10 heures comme pour Evolution Of A Filippino Family.

Au-delà de ses apparats, et codes, pouvant sembler hermétiques, le cinéma de Lav Diaz est un univers qui fascine, hypnotise et révolte, à la seule condition de bien vouloir lui laisser sa chance. De par les configurations pour lesquelles il opte, le réalisateur philippin fait de chacune de ses propositions des films-mondes, où il questionne l’art, le peuple philippin et l’histoire des terres. Ce cinéma de la pensée s’incarne et se développe avec une maîtrise rarement observée.
En laissant le temps à ses personnages, de développer leurs relations les uns avec les autres, en ouvrant une multiplicité de points de vue, d’opinions, mais également en laissant respirer le plan, faisant de l’environnement un personnage fort du récit, Lav Diaz atteint une dimension qui dépasse de loin l’expression cinématographique traditionnelle. Ses expérimentations parviennent à extraire le spectateur de toute perception temporelle, attirant ce dernier au cœur de la narration, comme témoin d’un monde où l’espoir est rare, où la poésie reste la dernière lueur, celle des lendemains meilleurs.

Lav Diaz met en lien son univers cinématographique avec une pensée politique révoltée, sans parler de suicidaire pour un pays comme les Philippines. Au fur et à mesure des films, le cinéaste nous fait ouvrir les yeux, accompagnant notre regard au cœur d’un pays, au régime républicain mais à la saveur dictatoriale, qui d’un point de vue occidental est inédit, unique.
De Death In The Land Of Encantos, révélant une population abandonnée des pouvoirs publics après un typhon, jusqu’à la dystopie révolutionnaire Halte où le Dictateur en fonction se fait tuer sauvagement en pleine rue, sans oublier la réflexion autour de la liberté de pensée et le milieu carcéral de Norte, La Fin De L’Histoire, rien ne semble arrêter la caméra, ainsi que la liberté de philosopher de Lav Diaz.

Death In The Land Of Monzon

A Tale Of Filipino Violence nous place durant les années 70, sous la présidence Marcos, durant l’instauration de la loi martiale. Nous suivons une influente famille philippine, sur son exploitation, essayant de survivre à un régime qui dépossède grands propriétaires pour confier les lieux à des proches de la famille présidentielle.
Lav Diaz ancre ainsi son récit historique dans cette période de chasse aux communistes, de tortures, d’expropriations et de militarisation massive des terres.

Comme à son habitude le réalisateur philippin dresse une imposante galerie de personnages, une multitude d’individus, foncièrement différents, donnant à voir la société dans sa globalité. Nous y découvrons une horizontalité politique dualiste entre le pouvoir en place, nationaliste, capitaliste, et l’opposition communiste. Il présente une nation fracturée, mettant en avant cette terrible période allant de 1972 à 1981 où la loi martiale fut promue, où d’un côté l’armée torturait, tuait à tout va et où de l’autre, une armée indépendante, la NPA, avait pris forme pour contester le népotisme en place.
Au milieu de ces affrontements, les civils ne prenant partis pour aucun des camps, souhaitant seulement subsister, et parvenir à se nourrir se trouvaient forcés à entrer dans la lutte, au risque de perdre la vie.
De plus dans cette confrontation, Lav Diaz fixe en périphérie de son récit les groupuscules religieux, et met en avant les horreurs commises par ces derniers entre fidèles, loin de la société, dans des regroupements secrets, où l’homme guidé par des voix célestes s’affranchit de toute humanité, devient monstre, créé des monstres, ouvre la voie vers les enfers.

Dans cet affrontement des idéologies, dans cet échange de lames et de poudre, le film profite de ses sept heures pour analyser également de façon verticale la société philippine, des plus aisés aux plus démunis. Diaz conçoit une gigantesque fresque où chaque personnage détient sa propre intrigue mais également une clé pour s’approprier pleinement l’histoire de cette famille, de ces terres et de ce pays. Il parvient avec A Tale Of A Filipino Violence à construire un pont entre ses œuvres passées et délivre ce qui est finalement la pièce maîtresse de son cinéma, s’ancrant dans une période phare de l’histoire du pays, et observant avec un œil acéré les problématiques d’une nation.
Il est fascinant de découvrir un tel projet lorsque nous avons déjà pu explorer par le passé Berceuse Sur Un Air De Mystère, revenant sur l’occupation du pays par les espagnols, La Saison Du Diable, revenant sur l’armée d’initiative populaire et Halte, qui dessinait un futur hypothétique, qui risque tragiquement de se concrétiser avec l’arrivée récente au pouvoir de Bongbong Marcos, fils de Ferdinand Marcos.

Evolution D’une Famille Philippine

Dans sa galerie de personnages, d’âges et de conditions différentes, A Tale Of Filipino Violence fait renaître la mémoire, celle enfouie par les traumatismes. En se confrontant à la loi martiale, le spectre de l’occupation japonaise resurgit, les secrets enfouis ressuscitent et nous observons les drames de la temporalité présente avec toutes les soubassements des architectures passées.
La proposition permet de voir tout en transparences, sans jamais les montrer, les stigmates d’une nation violentée, d’un peuple constamment heurté par ceux qui détiennent le pouvoir.

En jouant sur les non-dits, sur les vérités, Lav Diaz offre un récit tout en rebondissements, qui ne cesse de surprendre et nous pousse à vouloir comprendre, à tendre la main à une population qui ne connaît que la mise en joug, n’ayant que l’instinct de survie pour exister.
Lav Diaz fait une nouvelle fois sortir de l’ombre un pays ignoré par nos contrées occidentales, pour le faire vivre de manière internationale, pour interpeller et alerter.

Halte

Contrairement à ces précédentes œuvres, Lav Diaz quitte légèrement la dimension méditative de son cinéma pour plonger pleinement dans son récit. Un changement qui permet d’accentuer la lisibilité de la proposition, de pénétrer avec une certaine facilité dans cette fresque brusque, qui n’a pas peur de faire tomber les corps, de mettre à mort face à la caméra.
Il s’agit ici, très certainement, de l’oeuvre la plus violente du cinéaste -le titre nous apportait tout de même un sacré indice- et pourtant ce n’est pas la première fois que Diaz nous impose la torture ou l’horreur, de l’interrogatoire de La Saison Du Diable, aux restes torturés des rebelles de Berceuse Sur Un Air De Mystère, tout en passant par une terrible scène d’abattage animal dans Death In A Land Of Encantos.
Cependant dans A Tale Of Filipino Violence, il glisse dans chaque cadre une poétique de la violence effrayante, qu’elle soit tangible ou non, qu’elle réside dans les paroles ou dans les actes, le spectateur est mis sous pression dès les premières minutes, fixe le regard sur des séquences sadiques d’une durée conséquente, ne parvenant pas à décrocher la rétine pour se réfugier dans l’obscurité.

A History Of Violence

A Tale Of Filipino Violence s’inscrit dans une tradition de cinéma qui n’appartient qu’à Lav Diaz, à des codes que seul lui parvient à maîtriser, et surtout à faire évoluer de manière minutieuse, décrochant de certaines errances de ses propositions passées -lignes narratives essentielles des précédentes œuvres, bien que déstabilisantes- pour se centrer ici pleinement sur un récit complexe, nous donnant à voir l’histoire d’un pays, d’un peuple égaré, mis à mal depuis de nombreux siècles.
Il s’agit d’une oeuvre charnière dans la filmographie du cinéaste qui lie plusieurs de ses récits historiques, et éclaire nos appréciations sur le cinéma exigent, mais fascinant, du réalisateur philippin.

Lav Diaz nous enveloppe dans la substance si particulière de ses films, en dehors du temps, nous attestant encore de sa liberté totale d’artiste, réussissant à captiver notre attention durant de nombreuses heures, mais ayant du mal à conclure une toile si imposante, se refermant de manière trouble autour de ses quarante dernières minutes. Envoûtant et déconcertant.

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