Pacifiction, Tourment sur les Îles : Critique

Réalisateur : Albert Serra
Acteurs : Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun
Genre : Thriller politique paranoïaque
Pays : Espagne, France, Allemagne, Portugal
Durée : 165 minutes
Date de sortie : 9 novembre 2022

Synopsis : Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.

Chaque sortie d’un film d’Albert Serra est une petite célébration. D’une part, il s’agit d’un véritable tour de force pour trouver des séances proches de chez vous, si vous n’habitez pas la capitale. D’autre part, c’est la promesse d’un ailleurs tout en variations, où le film semble se dérober continuellement sous nos pieds, où rien n’est sûr et tout est sujet à changement.
Assister à la projection d’un film d’Albert Serra c’est faire le pari d’aller en territoire inconnu, oser regarder les ténèbres, pour extirper un rêve, celui d’un cinéma évolutif.
Qu’il s’agisse de sa réinterprétation contemplative de Don Quichotte, avec Honor De Cavalleria, ou encore les bois libertins sous Louis XVI, du succulent et suffocant Liberté, jusqu’à son film fleuve de cent heures traversant l’Allemagne et ses mouvements idéologiques de Goethe à Fassbinder en passant par Hitler, avec Les Trois Petits Cochons, Albert Serra soulève constamment le septième art, le met en joug pour le forcer à se réinventer, à chercher dans ses moindres recoins des possibilités pour dépasser e cadre, la narration et ses acteurs.

Avec Pacifiction, le cinéaste s’écarte pour la première fois du vieux continent, quitte l’Espagne, l’Allemagne et la France métropolitaine, pour télescoper son récit dans une Polynésie Française crépusculaire, où la rumeur vient entamer la population, les politiques publiques et les relations internationales. Albert Serra autopsie de nouveau le chaos, et nous sommes présents pour contempler ce nouveau rituel.

Tabou

Nous suivons De Roller, Haut-Commissaire de la République, représentant de l’Etat Français, dans ses déambulations sur les îles, homme-sismographe, à la rencontre perpétuelle de la population afin d’établir les limites des locaux, afin d’établir des politiques publiques évitant révoltes et tourments.
Sans jamais vraiment saisir ce qui dirige l’emploi du temps de cet électron libre, inquiétant stratège, jouant des mots pour toujours contenir des habitants en fracture avec une métropole éloignée de milliers de kilomètres, laissant à la dérive ces îles, ne servant que de vitrine, vitrine historique du colonialisme, image d’une liberté, où les institutions sont les marionnettistes gardiennes d’une Histoire abominable, celle de la domination, de l’extermination, de l’esclavage, aujourd’hui masquée par la devise Liberté, Egalité, Fraternité.
Albert Serra travaille l’ingérence d’une manière habile, dans ce quotidien aux airs de cauchemar paradisiaque, De Roller va de réceptions, en night-club, en réunions confidentielles, manipulant les intérêts des uns, pour contenir la colère des autres. Le personnage principal ne joue que de promesses politiques, de pot-de-vins, et tente d’écraser la moindre vague, le moindre remous, dans cet archipel pourtant battu depuis des milliers d’années par des vagues incessantes.
Nous rions jaune, mais ne pouvons contenir nos zygomatiques, face à l’absurdité de la situation, face à un territoire où la France s’impose, et qui pourtant, n’a jamais réussi à intégrer les locaux, où les français métropolitains règnent en maître, dirigent des terres qu’ils ne comprennent pas, organisent des traditions qu’ils ne connaissent pas et détruisent pour mieux installer un drapeau qui n’a apporté que mort et désolation sur ce paradis désormais enfer, où la rumeur des essais nucléaires, ayant déjà anéanti les îles, renaît.
C’est alors face à la rumeur, et l’hermétisme institutionnel que Serra s’amuse à détruire le colosse qu’est De Roller.

Satantango

De Roller qui semblait si fort, inatteignable, ne cesse de se fragiliser tout au long des mouvements du film. Là où les mots ne suffisent plus, l’argent fait place, et où les palabres semblaient infinies, l’argent, lui, a des limites. Des limites multiples, ne touchant pas seulement à sa valeur, mais également à l’humain, un peuple qui ne veut plus subir, un territoire qui ne veut plus être manipulé et souhaite retrouver sa voix sur ses terres, quitte à plonger dans la gueule du loup.
Dans ce contexte mouvementé, le Haut-Commissaire cherche alors à retrouver la confiance des îles tout en sentant le spectre de la rumeur, le nucléaire, grossir derrière son échine, des préparatifs semblent prendre forme du côté de la Marine Nationale, des bases reprennent du service mais aucun communiqué, information provenant de l’Etat, de manière officielle et officieuse, ne paraît arriver jusqu’à De Roller, le plongeant dans une insécurité certaine, ne pouvant plus contenir les habitants, devant alors prendre parti à cette inquiétude, insécurité, rejoindre les locaux, qui n’ont plus que faire des paroles du représentant français.
Dans la solitude, l’enquête démarre, la recherche d’une menace interne présente entre océan et terres, prend forme. nous retrouvons alors toute la puissance du cinéma d’Albert Serra, dans ce récit d’errance où les environnements dépassent bien souvent les personnages, créant à la fois des prisons mais également des prolongations paranoïaques de leurs pensées. Les idées ricochent, nous transpercent, l’étendard Serra s’élève, se plante en nous, la violence, touchant à l’invisible, est totale.
Le climat devient de plus en plus traumatique et l’aube rosée prend des airs ensanglantés, réveillant à la fois le spectre colonial, terres martyres, et des conflits internationaux terrifiants.

Nous sommes piégés, Pacifiction nous fait captif au fur et à mesure de ses plans, de ses échanges, insidieusement. Le récit ne cesse de se métamorphoser dans une rythmique à la lenteur fiévreuse, incantation dont seul le cinéaste semble avoir les clés pour mettre sur pied de telles mises en scène, pour parvenir à capter cette atmosphère de fin du monde.

La Ligne Rouge

Albert Serra allonge les plans, déforme le réel et utilise la durée du film pour nous faire passer de l’absurdité des politiques publiques, l’ingérence corrompue suffocante, à un thriller paranoïaque hallucinatoire, où les pistes de De Roller mènent l’intrigue à douter de tout, à remettre en question la moindre image, le moindre cadre, la moindre respiration.
Allons nous assister à un nouveau déluge nucléaire ? Allons-nous droit vers un nouveau conflit mondial ? Avec Qui ? La Chine ? La Russie ? Les Etats-Unis ?
Pacifiction touche à la folie, saisit l’air du temps, l’antre de l’hystérie, réussit à créer des ambiances uniques et s’affranchit des carapaces pour montrer la moiteur putréfiée des âmes. L’argent, l’alcool, la drogue, tout se met à inonder l’écran, les lumières se distordent, saturent, les corps prennent le dessus sur l’intellect, et nous observons notre décadence. Une déliquescence qui ne serait rien sans la présence de Benoît Magimel qui crève l’écran et joue d’hypnose avec nous, à la fois inquiétant et apaisant, traumatisant et tristement humain. Un jeu d’acteurs qui est décuplé par la présence d’acteurs non professionnels, nous percevons alors encore plus le contraste, le sentiment de perdition du personnage, qui semble respirer au contact des rares autres acteurs professionnels, tous aussi isolés, dont le fascinant Sergi Lopez, gérant d’un night-club suintant, tout aussi charmant que répugnant, lieu synthèse de la situation fracturée entre la métropole et la Polynésie Française.

Aguirre, La Colère De Dieu

Pacifiction, Tourment sur les Îles, aurait pu remporter pratiquement tous le prix cannois qu’il s’agisse du prix d’interprétation masculine pour Magimel, du Prix De La Mise En Scène, ou encore même de la Palme D’Or, mais il n’en fut rien, et ce, car Albert Serra film de nouveau un spectacle insaisissable, une oeuvre d’avant-garde protéiforme, tantôt pamphlet politique, tantôt cinéma expérimental, tantôt thriller paranoïaque, qui fait bien plus qu’offrir du cinéma, il offre de la vie, il ouvre les territoires inexplorés, il est l’expérience totale, celle que nous cherchons tant quand nous nous engouffrons dans les salles obscures.

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