Réalisateur : Joanna Hogg |
Acteurs : Tilda Swinton |
Genre : Drame Fatastique |
Durée : 96 minutes |
Pays : Etats-Unis, Royaume-Uni |
Date de sortie : 22 mars 2022 |
Synopsis : Julie, accompagnée de sa mère âgée, vient prendre quelques jours de repos dans un hôtel perdu dans la campagne anglaise. La jeune femme, réalisatrice en plein doute, espère y retrouver l’inspiration ; sa mère y voit l’occasion de faire remonter de lointains souvenirs, entre les murs de cette bâtisse qu’elle a fréquentée dans sa jeunesse. Très vite, Julie est saisie par l’étrange atmosphère des lieux : les couloirs sont déserts, la standardiste a un comportement hostile, et son chien n’a de cesse de s’échapper. La nuit tombée, les circonstances poussent Julie à explorer le domaine. Elle est alors gagnée par l’impression tenace qu’un indicible secret hante ces murs.
Un peu plus d’un an s’est écoulé depuis la sortie de la seconde partie du diptyque The Souvenir, fresque éprouvante autour d’une étudiante en cinéma dévorée par une relation toxique, oeuvre travaillant l’isolement tant physique qu’émotionnel, et pourtant la cinéaste Joanna Hogg fait déjà son retour dans les salles obscures avec une mystérieuse production A24, portée par Tilda Swinton, dans un affrontement fantomatique mère-fille, où l’actrice campe les deux rôles : The Eternal Daughter.
Les retrouvailles de la cinéaste avec l’actrice anglaise s’orientent vers un champ de cinéma vierge pour sa créatrice, le cinéma fantastique, et déjà bien étudié par son interprète. Une collaboration particulièrement attirante, à la vue du synopsis, exploitant la figure de la maison hantée, à travers les images du passé, les présences spectrales, et plus largement de l’interprétation d’un univers extrasensoriel.
Des thématiques qui finalement ont toujours traversé l’oeuvre de Hogg, cherchant à saisir le temps, les liens gâtés entre les individus, le poids des secrets et qui font partie intégrante du large éventail de jeu de Swinton, nous repensons à Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, à la recherche d’une mémoire de la Terre, des éléments, ou encore au Suspiria de Luca Guadagnino, autour, des fractures d’une ville scindée en deux pôles s’affrontant, ouvrant le béton pour révéler les démons enfouis, les rites souterrains.
The Eternal Daughter nous guide dans la campagne galloise, dans un hôtel héritier de l’aristocratie anglaise, bordé de grands jardins, et d’une forêt, cerné par une étrange brume, portail vers un ailleurs à définir, interstice vers l’invisible. Julie et sa mère se rendent en villégiature dans cette grande demeure, habitat passé de la vieille dame, à la recherche d’une mémoire volage, des souvenirs d’antan, pour célébrer son anniversaire.
Julie est réalisatrice, ce voyage est à la fois celui de la recherche des souvenirs enfouis de sa mère, et la préparation d’un nouveau projet, film autour du lien mère-fille, film autour d’une passation devant l’obscurité, une synthèse de vie avant le grand départ.
Au rythme des jours, des images retrouvées, l’inquiétante bâtisse, dénuée de tous clients, laissant la mère et la fille seules, avec les gestionnaires du domaine, se meut, nous apprenons à connaître les lieux, à dissiper les frayeurs de l’inconnu, à apprivoiser les ténèbres, par delà les gargouilles et les ombres.
De gestes en regards, de silences en étude du cadre, la cinéaste nous invite à découvrir l’intime, l’intangible, pour capturer une expression fugace, pour saisir une émotion virevoltante, loin de la parole, proche de l’âme. L’obscurité ne esse de se nuancer, le travail des couleurs est somptueux, participant grandement à notre hypnose, à notre voyage, où, le temps du film, tout disparaît, où nous fondons, corps et âme, dans ce conte moderne.

Joanna Hogg pour ce nouveau long-métrage joue de réinventions, et calibre un univers véritablement intimiste, là où par le passé l’intime se transformait en un obséquieux exercice de style. Les éléments se répondent à merveille, le cadre est épuré, gagnant en lisibilité, apportant une véritable symbolique aux moindres lieux, objets, individus.
De la brume au papier peint, entre subconscient et passé ostentatoire, du personnel du domaine au chien de la mère, retravaillant les liens, les postures de tout un chacun, la cinéaste touche enfin un cinéma qu’elle désirait, et noyait bien trop souvent dans une pluralité de personnages dispensables, et un foisonnement de cheminements narratifs devenant parfois hors de contrôle, désintéressant malgré nous, notre regard.
Ici, l’art de la suggestion est maître, un film-puzzle se livre, nous sommes les uniques responsables de sa lecture. Un véritable jeu de piste démarre où chaque scène est une indication dissimulée, une piste, une grammaire occulte, que nous nous devons d’assimiler pour avancer dans la narration. D’un thème musical, du passage des instruments à vents aux instruments à cordes, aux papiers peints qui recouvrent les murs, riches d’une histoire tant historique que familiale, laissant apparaître le fantôme d’une bourgeoisie évaporée, en passant par les plans fixes, jouant à merveille sur les hors champs, nous poussant à interpréter, à anticiper, à nous questionner, jusqu’au personnage de Louis, le chien de la mère, lien imprévisible entre la mère et la fille, outil de mesure judicieux pour lire les ressentis de deux individus glaciaux, livrant séquence après séquence une trouble relation, faite de remords, de tendresse et de non-dits, The Eternal Daughter est un film d’une délicate intelligence.

En travaillant ce lien mère-fille, Hogg soulève la question de la transmission, interroge nos relations avec la vie, les chemins vers lesquels l’on tend et l’impasse, celle de la mort, la réflexion autour de la passation.
Dans cette dynamique, elle analyse tout autant la mère qui ouvre son intimité face aux ténèbres à sa fille, que la fille, sans enfants qui se doit d’assimiler tout ce poids, cette fresque familiale pour finalement s’en trouver prisonnière, sans jamais pouvoir se permettre de transmettre une histoire commune.
Face à cette impasse de la transmission la proposition s’intéresse au processus créatif, à l’écriture d’un récit et ses distorsions entre réalité et création fictionnelle. Il y a alors une voie qui s’éclaire pour se libérer d’un oubli certain, du vide et de son incommensurable désespoir.
Un espace dans lequel Joanna Hogg tisse finalement la matière qui fait naître son film, en exploitant la noirceur, l’inconnu, la peur, pour la rationaliser, dépasser les spectres et exister, s’approprier sa propre vie, s’orienter vers un monde où l’espoir, la lumière, est toujours présent, reste seulement à la distinguer des flammes nocturnes, pour trouver un équilibre entre réel et imaginaire, réussir à concevoir un monde qui est nôtre dans lequel nous pouvons inviter un univers tout entier et dépasser ce vertigineux néant que l’on pense apercevoir dans l’obscurité, dans la mort, ce néant que nous ressentons comme prêt à nous dévorer.

The Eternal Daughter est à la fois le plus intime et le plus sagace travail de Joanna Hogg. Une interstice fascinante dans un cinéma fantastique saturé qui a aujourd’hui du mal à se réinventer. Jeu de piste hypnotique restructurant la figure spectrale, la réalisatrice propose un voyage mère-fille, rebondissant sur une histoire tant familiale qu’historique, observant le gouffre générationnel, et cherchant à révéler continuellement un lien invisible entre des individus perdus, isolés, entre la vie et la mort, entre lumières et ténèbres.
Avec des films tels que A Ghost Story de David Lowery, Men de Alex Garland ou encore même Aftersun de Charlotte Wells, une nouvelle voie s’ouvre aux schémas narratifs, à la manière de conter, dans la construction tant des intrigues que des personnages en travaillant avec poésie toute une trame invisible fascinante, les silences, les gestes, les cadres, le temps, exigeant enfin au spectateur un réel travail d’interprétation, de lecture de l’image, d’analyse de la mise en scène.
Un avenir tout aussi excitant que fascinant.