Réalisateur : Grigori Tchoukhrai |
Acteurs : Isolda Iswitskaia, Oleg Strijenov |
Durée : 93 minutes |
Genre : Drame, Guerre |
Pays : URSS |
Date de sortie : 1956 (salles) / 2023 (Blu-Ray) |
Synopsis : Un détachement de l’Armée Rouge en mission de reconnaissance dans les sables désertiques d’Asie centrale. Marioutka est l’unique femme au milieu de ces rudes soldats. Elle en est aussi le premier tireur d’élite et a déjà inscrit quarante tués dans les rangs adverses à son tableau de chasse.
Potemkine revient sur son catalogue passé et porte à nos yeux deux nouvelles restaurations de films réalisés par Grigori Tchoukhraï : La Quarante Et Unième et La Ballade Du Soldat.
Le cinéaste est bien trop souvent, et injustement, mis sur la touche lorsque l’on aborde le cinéma soviétique.
Nous arpenterons dans ces lignes l’édition Blu-Ray de Le Quarante Et Unième de la manière suivante :
I) La critique de Le Quarante Et Unième
II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

I) La critique de Le Quarante Et Unième
Avec son titre épée de Damoclès, Le Quarante Et Unième vient nous glisser à l’oreille un chiffre qui aux allures de mystère va très vite se révéler pilier principal d’un drame inéluctable.
Marioutchka, tireuse d’élite de l’armée rouge, ayant déjà descendue quarante têtes à son actif, traverse le désert avec son régiment, venant à conquérir les espaces périphériques, ici une région du Turkestan, fait prisonnier un officier de l’armée blanche, l’armée du Tsar. Le prisonnier se trouve être en possession d’une information stratégique de premier plan qui donnerait l’avantage à son camp dans ces heures décisives du conflit.
Le détachement se perd dans des dunes infinies, les soldats tombent les uns après les autres. L’armée blanche est à leurs trousses, l’avantage se redessine, leur péril se profile.
Marioutchka prend la mer, seule avec cet officier-prisonnier désinvolte. Au milieu de la mer Aral, abandonnés, oubliés, loin de la folie des armées, loin de toute doctrine, un amour naît, un amour maudit.
Réalisé en 1956, soit quelques années après la mort de Staline, il est intrigant de découvrir Le Quarante Et Unième de Grigori Tchoukhraï en le mettant en parallèle avec son ainé, Le Quarante Et Unième réalisé par Yakov Protazanov en 1927, présent sur l’édition Potemkine également, soit seulement cinq ans après la guerre soviétique et l’avènement du communisme.
Ici, Tchoukhrai ouvre une interrogation entre politique et relations humaines, il questionne les sentiments face à la doctrine de masse.
En faisant se rencontrer ces deux antagonistes, le réalisateur tente le pari de la critique, de l’observation des failles de tout un système reposant justement sur l’humain, questionnant l’unité dans le collectif, soulevant la problématique du libre-arbitre et de la volonté individuelle.
Un dilemme Shakespearien s’architecturalise. L’esprit de corps se doit-il d’annihiler l’esprit des individus ?
Le cinéaste dessine tout un système de pensée, tout un modèle humain sur une doctrine oubliant les êtres la constituant.
Pour le groupe, l’individu se sacrifie, pour le groupe, l’individu meurt.
Ici, dans son premier acte, des régiments répondent aveuglément aux demandes du parti, pour les uns, du Tsar, pour les autres.
Le film de Tchoukhrai va alors explorer les terres éloignées du pouvoir, contrôlées par les cartes mais encore trop excentrées pour être soumises. Nous y découvrons une colonie nomade, aux coutumes ancestrales, ne conditionnant finalement le quotidien qu’à l’espace environnant, à la nature pour seul maître.
Une véritable rencontre des humanités se fait alors, entre une dynamique autodestructrice affamée s’entre-tuant dans d’infinis déserts, l’architecture des sociétés contemporaines, et une puissance culturelle adaptée à son environnement, séculaire, le peuple nomade, organisant sa vie en fonction des climats et des événements naturels.
C’est dans ce choc des cultures que le film joue son pivot, que le duo amoureux entre Marioutchka et l’officier va naître, que la question de l’individu dans le monstre soviétique s’éveille.
Alors certes, Le Quarante Et Unième lorsqu’il déplace les figures hors des systèmes politiques, se borne à une relation homme/femme très convenue, interrogeant d’ailleurs l’affranchissement sociétal, tant les femmes se retrouvent gardiennes des tâches ménagères, de la cuisine au linge, et donne le tournis dans ce terrifiant jeu de masques. Illusions où tout un chacun revêt l’habit que l’autre souhaite distinguer.
Tchoukhrai appuie sur l’origine du comportement des individus, la puissance avec laquelle nos sociétés instigue nos rôles dans notre subconscient. Le réalisateur forge cette observation dans une dimension cosmique, tant dans sa gestion des espaces, que du temps.
Nous attachons tant d’importance à des rituels conséquents, harassants, insensés, là, où, finalement, nous ne sommes que poussières.
Ainsi le cinéaste conçoit des cadres et des images où l’homme n’est jamais véritablement le personnage principal du récit, Tchoukhrai joue de sa focale pour offrir un environnement démesuré dans lequel s’inscrit le récit, rappelant le cinéma actuel d’un certain Terrence Malick.
Une histoire fugace dans ces espaces dépassant la mémoire même, figure témoin et puissance indicible, qui donne une sensation de vertige, rappelle à de nombreuses reprises les perspectives dimensionnelles entre nous et l’univers, renvoie aux différentes échelles, rend ridicule toute cette agitation, tout ce tumulte meurtrier, renvoie nos esprits à questionner les actes nécessaires, tirant vers la nécessité de la simplicité, de la recherche d’une harmonie Terre et Homme qui se doit tout d’abord de passer par une pacification des rapports humains, afin de tout simplement pouvoir commencer à exister, coexister.
Le Quarante Et Unième est un mélodrame quelque peu simpliste mais qui trouve dans sa manière singulière d’articuler cette romance maudite, une voie pour questionner l’idéologie soviétique post-Staline, et dans son organisation vertigineuse du cadre, une véritable réflexion des espaces et du temps, géants détournés d’affrontements insignifiants, histoire malheureuse des êtres humains, combat de fourmis.

II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray
Image :
La restauration proposée par Potemkine est particulièrement belle, faisant parfois oublier l’âge du film. Les couleurs vacillent, n’arrivent pas totalement à trouver de stabilité ou en tout cas d’homogénéité malgré un étalonnage évident,. Légèrement désaturée, parfois pastelle, l’image reste fascinante.
Le niveau de piqué est assez fin et la profondeur de champ bien travaillée pour faire ressortir le caractère vertigineux de l’oeuvre.
Quelques marques éparses traversent le cadre mais c’est un moindre mal.
Note image :
Son :
Une unique piste Russe DTSHD-MA 2.0mono est proposée.
Sans faire de sensationnalisme, ce que l’on n’attendait pas d’ailleurs de cette piste, la piste son proposée par Potemkine est stable, met les voix en avant sans jamais écraser le paysage sonore, trouvant un très bon équilibre pour nous guider au cœur de l’oeuvre.
Note Son :

Suppléments :
Potemkine bien qu’éditant deux films autour du cinéma de Tchoukhraï, n’a pas flemmardé et nous propose une batterie de suppléments très réussie :
- Présentations par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe (2016) :
– le film (9′) : Chapron analyse tout en parallélismes le film de Tchoukhrai et le film de Protazanov. Il réinstalle l’oeuvre dans l’ère de sa réalisation.
Le spécialiste revient tout en anecdotes sur les coulisses du film de la préparation jusqu’au tournage et ses péripéties, du choix des acteurs aux choix de mise en scène. Il termine la présentation du film en abordant sa sortie à l’internationale. Un contenu fourni permettant d’entrer avec une meilleure lecture dans le film. (Supplément présent sur l’édition DVD 2017)
– le réalisateur Grigori Tchoukhraï (11′) : Chapron dessine la vie du réalisateur et prend appui sur des éléments biographiques pour rebondir sur les films qui seront par la suite réalisés. Une présentation rapide mais fourmillant de détails et d’informations. Un supplément qui apporte une vision plus nette de la vie de ce cinéaste peu mis en avant lorsque l’on aborde le cinéma soviétique. (Supplément présent sur l’édition DVD 2017)
- Entretien avec Grigori Tchoukhraï (14′) : Le cinéaste revient, dans ces images d’archives, sur ses débuts en tant que réalisateur. On y découvre ses relations avec Ivan Pyriev, et de nombreuses anecdotes que Tchoukhrai prend un plaisir réel à raconter. Nous plongeons totalement dans ces récits passés, dans ces péripéties de cinéma. Le temps file, le quart d’heure se clôture. (Supplément présent sur l’édition DVD 2017)
- « La Représentation de la guerre et sa mémoire en URSS et en Russie » : entretien avec François Xavier Nérard, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2022, 26′) : Supplément inédit pour cette édition, où nous voyageons dans un pan d’histoire à la rencontre de toute une industrie, de toute une idéologie, dans les arts. Entre propagandes et cinéastes cherchant à échapper à la censure, nous nous enfonçons dans un périple tout bonnement fascinant qui vient à la fois éclairer les films de Tchoukhrai mais également de très nombreuses sorties Potemkine passée et souvenirs de cinéphiles.
Un supplément important, et extrêmement chargé, pour percevoir avec plus de clarté les images de guerre qui ont sans esse traversé le cinéma soviétique, fantôme omniprésent. - « Le Quarante et unième » de Yakov Protazanov (1926, N&B, 51′, muet) : Fabuleux, tout simplement, que la possibilité de découvrir le film de Protazanov, et de pouvoir conduire nos propres analyses, nos propres miroirs, avec un film d’ordinaire difficilement accessible. Reste que la copie est loin d’être en excellent état, étant extrêmement marquée, avec un cadre vivotant, au cadrage douteux, mais il s’agit très certainement des meilleures conditions pour découvrir ce morceau de cinéma bientôt centenaire.
Note suppléments
Avis général :
C’est avec une grande joie que nous venons à découvrir le cinéma de Tchoukhraï. Avec Le Quarante Et Unième, le cinéaste soviétique joue de variations autour d’un récit déjà travaillé par le passé, et connu par les spectateurs de l’époque, dessinant au-delà d’un mélodrame assez prévisible toute une nation sacrifiant l’humain sur l’autel des idéologies, ne questionnant plus l’âme mais une unité aveugle, celle de la meute.
L’édition proposée par Potemkine est, comme à son habitude exemplaire tant sur le plan technique, offrant une certaine jeunesse au film, restant encore instable dans ses couleurs, qu’au niveau de ses suppléments très complets, là où les documents autour de Tchoukhraï sont rares, et cerise sur le gâteau, Le Quarante Et Unième réalisé par Yakov Protazanov en 1926 est de la partie.
Note générale :
Pour découvrir Le Quarante Et Unième en Blu-Ray :