Réalisatrice : Chantal Akerman |
Acteurs : Delphine Seyrig, Jan Decorte, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze, Yves Bical |
Genre : Drame |
Pays : Belgique |
Durée : 200 minutes |
Date de sortie : 1975 (ressortie 2023) |
Synopsis : Trois jours de la vie d’une femme, Jeanne Dielman, une mère veuve qui se prostitue pour joindre les deux bouts. Son quotidien monotone est rythmé par les tâches ménagères et les hommes qui défilent chez elle, jusqu’au moment où le désordre s’installe…
Comme chaque décennie, le magazine Sight & Sound publie son classement des meilleurs films de tous les temps, article observé avec attention, actant le statut d’incontournables et mettant en lumière certains voyages oubliés. Bien que depuis déjà quelques années le dit « meilleur film de tous les temps » joue un tour de passe-passe entre Vertigo d’Alfred Hitchcock et Citizen Kane de Orson Wells, l’année 2022 a marqué un changement inattendu dans ce top, ayant débuté en 1952, modelé tant par des critiques que des cinéastes de renom. Il est tout d’abord surprenant de voir disparaître des oeuvres présentes dans le top 10 depuis 1962 se faire reléguer, on pense à La Règle Du Jeu de Renoir, Huit Et Demi de Federico Fellini ou encore à L’Aurore de Murnau.
Des nouveaux venus sont alors apparus, redessinant une mythologie de cinéma moderne, laissant transparaître le spectre de références contemporaines incontournables pour saisir et explorer le cinéma de demain.
De la sorte nous découvrons l’arrivée dans les dix premiers films de In The Mood For Love de Wong Kar-Wai, Beau Travail de Claire Denis ou encore Mulholland Drive de David Lynch.
Cependant la plus grande surprise de cette décennie est assurément la célébration du film de Chantal Akerman briguant la première position avec : Jeanne Dielman, 23 Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles. Une célébration qui a pu voir le jour suite à la restauration par la Cinémathèque Royale de Belgique de la filmographie de Chantal Akerman, un regard, qui, nous en sommes sûrs, dévoilera tout un paysage oublié, tout un cinéma qui avait été mis sur le bord de la route et trouve aujourd’hui sa place dans l’Histoire du cinéma, un territoire où les mémoires resteront.

Jeanne Dielman veuve quinquagénaire, élevant son fils, adolescent sur la fin de son lycée, mène depuis six années une vie ritualisée par l’entretien du foyer et ses passes postméridienne, permettant de ne pas sombrer dans la pauvreté totale. Un soir, Jeanne reçoit une lettre de sa soeur, demeurant au Canada, menant une vie modèle d’après son écrit, poussant Jeanne à la rejoindre et l’avertissant de l’arrivée prochaine d’un colis. Le quotidien bien huilé de Jeanne entre courses, garderie, prostitution, soupe de pomme de terres et ménage va dévier, l’espoir d’un avenir meilleur, l’espoir d’une nouvelle vie dans l’attente du mystérieux colis sera le grain de sable vers la chute d’une machinerie effroyable où la tâche ménagère et la ritualisation du quotidien deviennent anesthésiants émotionnels, intellectuels, psychologiques.
Trois jours de ce quotidien à la dérive nous sont alors offerts, trois jours pour analyser un naufrage, trois jours pour percevoir les fissures d’un barrage sur le point de céder, où, dans les flots, les idées de mort sont omniprésentes, où, l’au-delà paraît finalement être la seule issue pour trouver la paix, échapper à ce chaos sourd.
Chantal Akerman tisse avec ce film fleuve une reconstitution hyperréaliste d’un quotidien maniaque pour échapper aux idées noires, où l’espace et le temps sont devenus des mécanismes à contrôler, des rouages à entretenir et espérer ne jamais se faire dépasser par l’imprévu qui peut revêtir n’importe quel apparat, dans le cas présent une simple lettre, des simples mots, pour ouvrir la porte d’un inconscient monstrueux, déstructurant, faisant entrer le réel, dans cette illusion de vie contrôlée.

La cinéaste enchaîne les plans fixes, chevauche les territoires du cinéma expérimental, usant du temps, de la longueur des plans, pour nous installer non plus dans un rôle de spectateur mais bien plus d’observateur, d’analyste. Des gestes jusqu’aux meubles tout nous glisse les secrets d’une âme dévastée, vidée. L’appartement y est effrayant allant d’un papier peint aux motifs répétés, uniformes, miroir du quotidien, jusqu’à des pièces vides à la fois de vie mais aussi d’histoire, à l’exception de quelques figurines de porcelaine et d’un poste radio, la demeure témoigne de l’état mental de ses habitants, habitants ne parvenant plus à communiquer, le fils se réfugiant vers l’apprentissage de la langue flamande et la mère s’enfermant dans un mutisme, ne laissant échapper les mots que pour réprimer et maintenir son organisation hors pair, l’ordre qui précède le chaos.
L’atmosphère ne cesse de s’alourdir, les ténèbres se font de plus en plus présents, la répétition quotidienne est dysphasie face aux habitudes, les idées, les espoirs, décalent ses rituels de quelques secondes, minutes, se répercutant sur toute une cathédrale désormais tremblante. La cuisson trop longue des pomme de terres, oblige à aller en racheter d’autres -la purée était prévue pour le lendemain et les pommes de terre pour le soir-même- une sortie imprévue qui ne pourra être rattrapée dans son emploi du temps tracé au cordeau.
Un glissement, léger certes, mais qui aura la répercussion sur u troisième jour où Jeanne sans y prêter attention fixera son réveil une heure plus tôt, créant un espace de temps libre, libérant la réflexion, libérant six années refoulées.
Les frissons parcourent l’échine, des rires nerveux s’évadent, Chantal Akerman nous plonge dans un cinéma de terreur absolue venant rebondir sur nos propres névroses, nous distanciant à de rares moments du récit, laissant du temps à nos esprits pour mener en parallèle une analyse de la fiction, presque documentaire dans sa forme, se jouant sous nos yeux et nos propres schémas existentiels.
Lorsque Jeanne sort de l’appartement, qu’elle croise des individus extérieurs, il est difficile de ne pas se mettre à se questionner sur les rituels toxiques de tout un chacun, il est difficile de ne pas larmoyer face à cette industrialisation des corps et des esprits, face à cette exploitation continue jusqu’à faire taire l’âme, nous enfermant d’ores et déjà dans ce grand tunnel où la lumière au bout du chemin n’est qu’illusion, où seul l’obscurité guette.

Jeanne Dielman, 23 Quai Du Commerce, 1080 Bruxelles est une expérience unique en son genre où l’analyse du quotidien devient cauchemar, où le spectateur, grâce au temps qui lui est offert, part à l’exploration du cadre, du moindre détail pour faire parler la psyché d’un personnage névrosé. D’un geste à un objet anodin nous plongeons avec cette femme, être-symptôme d’une société qui a déjà chuté, errante dans les décombres d’une tour de Babel dessinant les prisons de l’esprit et l’incommunicabilité des êtres.
Chantal Akerman construit un objet filmique singulier qui encore aujourd’hui résonne que cela soit chez Haneke, nous pensons à La Pianiste et Benny’s Video, ou encore l’étude d’un quotidien qui voit le réel s’effondrer dans Le Cheval De Turin de Bela Tarr.
Fascinant, Hypnotique et Terrifiant.