« Va Savoir + » réalisé par Jacques Rivette : Critique et Test Blu-Ray

Réalisatrice : Jacques Rivette
Acteurs : Jeanne Balibar, Sergio Castellitto, Hélène De Fougerolles, Marianne Basler
Genre : Drame à énigmes
Durée :  224 minutes
Pays : France
Date de sortie : 2001 (salles) //avril 2024 (Blu-Ray)

Synopsis : Une troupe de théâtre italienne arrive à Paris pour y donner une représentation de « Come tu mi voi » de Pirandello. C’est la première fois que Camille, l’actrice vedette et compagne du metteur en scène Ugo, revient à Paris depuis qu’elle a quitté, il y a trois ans, Pierre, dont la passion menaçait d’étouffer sa vocation. Elle redoute secrètement de le retrouver, non sans raison…

Depuis 2015 et la sortie exceptionnelle d’une édition intégrale de OUT 1 par Carlotta, le cinéma de Jacques Rivette a connu un nouvel élan dans le paysage éditorial hexagonal.
Nous avons depuis eu la chance avec le travail de trois acteurs majeurs du cinéma français, à savoir Carlotta, Studiocanal et Potemkine, de (re)découvrir le monde mystique et mystérieux d’un réalisateur discret de La Nouvelle Vague.

Aujourd’hui, Potemkine semble avoir repris principalement le flambeau Rivette et a sorti ces dernières années : Haut, Bas, Fragile, Paris Nous Appartient, Secret Défense, La Bande Des Quatre, La Belle Noiseuse, Le Pont Du Nord ou encore Julie Et Céline Vont En Bateau.
Pour cette année 2024, l’éditeur français propose un incontournable de la filmographie du cinéaste, L’Amour Fou, mais aussi un véritable secret de cinéma, oeuvre rarement montrée et dissertée : Va Savoir +.

La Critique de Va Savoir +

Camille est comédienne de théâtre. Elle est en couple avec Ugo, comédien et metteur en scène italien, en quête obsessionnelle d’un écrit-fantôme du 18°s écrit par Goldoni.
En pleine tournée européenne, pour promouvoir une réinterprétation du « Come Tu Mi Vuoi » de Pirandello, ils s’arrêtent pour une semaine de représentations à Paris.
Sur place, Camille se rappelle un amour, un amour qui l’avait poussée à quitter la capitale.

Cet amour, c’est Pierre, professeur de philosophie, spécialiste de Heidegger. Pierre, aujourd’hui, vit avec Sonia, professeure de danse.

Un matin, Camille va sonner chez Pierre.

Les échos du passé font trembler les couples, jouent des failles, poussent au vertige.
Pierre et Camille sont attirés par un étrange et troublant magnétisme, celui du souvenir d’un passé passionnel.
Entre incertitudes et zones d’ombres, dans ses déambulations, Ugo va rencontrer la jeune et séduisante Dominique, bibliophile qui a des informations cruciales autour de Goldoni.
Quant à Sonia, compagne de Pierre, mystérieuse et réservée, elle semble entretenir une curieuse relation avec Arthur, le frère volage et instable de Dominique.

Coups du sort ou projections cosmiques, les destins liés vont bientôt révéler des secrets profondément enfouis, bien au-delà de l’enveloppe corporelle, dans les espaces mutiques, à la lisière du subconscient.

Jacques Rivette, pour son premier film au sein du nouveau millénaire, opère une pirouette formelle assez inattendue : il quitte les répétitions théâtrales, pénètre la représentation face au public.
Dans ce virage, le cinéaste s’écarte des coulisses, des préparatifs, pour révéler le présent, le temps de l’interprétation.
Ici, il situe ses personnages dans leurs projections, tout en les retenant par le biais d’antériorités cruelles.
Un grand écart entre lumières, celle d’un fantasme d’avenir, et ténèbres, choix passés malencontreux, apparait. Les personnages sont poussés à faire le point sur leurs existences ou prendre le risque de s’embraser pour toujours.
Le réalisateur quitte une certaine jeunesse qu’il prenait plaisir à sculpter et organise son regard autour d’individus ayant connu plusieurs strates d’existences, plusieurs mouvements internes ayant laissé gouffres et reliefs intimes.

Le long-métrage travaille les chaînes de désirs et les pulsions d’indépendances, si ce n’est le mirage de liberté.
Chaque personnage du récit s’actionne en plusieurs dimensions, révélant des êtres kaléidoscopiques, prenant des apparats nouveaux en fonction de l’image que chacun perçoit dans la rétine de l’autre.
Un jeu de réalité insaisissable et de miroirs alternatifs prend place. La lueur du contre-champ, définit le plan d’ensemble, noie la conscience de soi pour questionner sur la nature profonde de l’individu.
Rivette déploie une nouvelle fois son intelligence d’écriture, son savoir de metteur en scène et son génie en matière de direction d’acteurs.
Les facettes modulatrices de chaque personnage ouvrent la narration à une complexité particulièrement stimulante.

Au milieu d’un magma d’acteurs tous plus justes les uns que les autres, Jeanne Balibar entre dans une certaine tradition des personnages écrits par Rivette.
Tout comme Juliet Berto dans Out 1, Maria Schneider dans Merry-Go-Round ou encore Sandrine Bonnaire dans Jeanne La Pucelle, le personnage de Camille est une constellation en bordure du système. Balibar hypnotise.
Elle est l’inconnue qui vit en périphérie des codes sociétaux.
Elle est l’inconnue qui pousse au chaos pour mieux mettre en lumière les gouffres avides dans lesquels la société nourrit sa population. Elle est l’éclat qui crée l’énigme.
L’étoile de Rivette est une femme. L’étoile de Rivette est ésotérique. L’étoile de Rivette est libre.

Dans sa conception, Va Savoir + s’articule autour des mystères, des chaos dérobés et des silences, dans un film où la langue et les mots sont néanmoins fondations.
Les bibliothèques en présence, décorums astucieux, renseignent et définissent les individus mieux que la parole de ces derniers. Les rangées mettent en évidence des oeuvres allant de La Théorie du Chaos à L’Île Au Trésor.
Le travail de l’image et de la spatialisation des décors est une myriade de secrets glissés à l’oeil du spectateur.
Le cadre est hurlant, rageur, et pourtant, les protagonistes n’en viennent jamais véritablement aux mains, n’élèvent que rarement la voix.
Rivette propose une humanité lettrée mais dans l’impossibilité de s’exprimer, d’échanger, sur ses grondements et élans internes. Lorsqu’ils y parviennent, ils tendent alors les bras aux interdits, adultères en tête.
Dans les silences et les regards désespérés, une toile habile se tisse, faite d’autant de ténèbres que de lumières, la base d’un lendemain… mais lequel ?

Tout au long des 3h44 de film, Jacques Rivette ne cesse d’entrecouper le récit avec les représentations de la pièce de Pirandello.
L’apparition de cette dernière se fait à travers un montage morcelé et labyrinthique. Elle est résonance des personnages en présence mais également révélatrice. Elle extrait la lumière profonde des individus égarés.
Plus l’énigme se met à foisonner, à évoluer, et plus Jacques Rivette parvient un incroyable jeu de vases communicants.
Le réel devient projection théâtrale, le théâtre devient catalyseur et substance même de la réalité.

De plus, en convoquant tout autant Heidegger, Goldoni et Pirandello, Rivette propose une fascinante et complexe grille d’analyse à son addictif théorème qu’est Va Savoir +.
Il y a ici des réflexions renvoyant aux relations absurdes qui transparaissent dans le théâtre de Pirandello mais également des questionnements profonds sur le temps et le sens même de l’existence, idées que l’on trouve chez Heidegger ou encore la lecture du quotidien entre humour et déliquescence chez Goldoni.
Le cinéaste parvient une synthèse foudroyante de ces pensées et réussit à créer un manège déambulatoire, une invocation des voix des siècles passés.
Les intérieurs parisiens s’ouvrent, l’intime s’écoule, les grondements et vibrations internes transpercent.

Va Savoir + est à la fois un étourdissant exercice de synthèse de la part de Rivette, autour de son cinéma, mais également un fondamental dépassement de ses déambulations, de ses élans mystiques et ésotériques, les rendant muets pour en faire des forces invisibles foudroyantes.
Jacques Rivette délivre un essai extraordinaire sur la condition humaine son rapport au temps, aux strates d’expérience de vie et aux mystères à l’échelle individuelle.
Il pénètre les âmes, joue des silences, étire le temps, pousse au savoir, à la curiosité, pour reconstituer un puzzle tout à la fois gargantuesque et intime.
Va Savoir + est un subtil, et avant tout sublime, dédale ouvrant l’intime pour en faire une mosaïque centrale de la fresque à la fois sociétale, mystique et cosmique de la filmographie de son créateur.
Le moindre personnage devient système solaire, le moindre personnage devient énigme à résoudre.
De la fiction au réel, il n’y a qu’un rideau à dérober.
Immense.

Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

Image :

La restauration 4K en présence est magnifique.
La moindre texture, le moindre recoin de bibliothèque, le moindre relief, tout ressort dans le travail que propose ici Potemkine.
Tout ressort et rien n’est dénaturé.
La texture pellicule est enivrante, offrant une image organique regorgeant de détails.
Les couleurs et contrastes, quant à eux, ont été finement maîtrisés, aucune saturation dans les noirs, une stabilité hors pair.
Va Savoir + est un petit mirage.

Note : 10 sur 10.

Son :

La piste Dts-HD Master Audio 5.1 est incroyable dans ses dosages.
Ici, ne vous attendez pas à des montagnes d’effets mais à une sensibilité fascinante.
Les balances entre les différentes fréquences sont très bonnes et pour être honnête la note maximale se joue sur un merveilleux raffinement : la diction des acteurs.
Ici, il est possible de discerner la langue sur le palais lors de la formation des maux, l’écho lointain des lèvres qui se séparent, le souffle soutenu des émotion fugaces. Superbe.

Note : 10 sur 10.

Suppléments :

« Tempus fugit, manet amor » : Interview inédite de Jacques Rivette par Angelika Wittlich (2001, 19′) :

Rivette aborde la liaison entre son cinéma et le théâtre. Il aborde sa rencontre avec Sergio Costellito et revient sur son rapport à Pirandello ainsi que Gordoni. Un chemin qui offre de nombreuses pistes de lecture.

Interview de Jacques Rivette par Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française (2002, 5′) :

Retour sur l’existence des deux versions, la raison de leurs existences et leurs différences. Il est toujours intéressant d’écouter Jacques Rivette.
Il a toujours le mot juste, la vision adroite, la voix qui délivre les secrets que l’on attend.

Analyse du film par Pâcome Thiellement (2024, 53′) :

C’est notre supplément favori, nous adorons les mots de Thiellement, tout comme ses écrits.
Ici, il revient sur le film qu’il analyse de toutes parts afin de révéler le caractère singulier de cette oeuvre dans la filmographie de Rivette.
Il parvient à soulever la substantifique moelle de la proposition, travaille les motifs du film, et guide nos regards. Superbe.

La version cinéma du film (2h34)

Note : 8 sur 10.

Pour découvrir Va Savoir + en Blu-Ray :
https://store.potemkine.fr/dvd/3545020087725-va-savoir-jacques-rivette/



Une réponse à « « Va Savoir + » réalisé par Jacques Rivette : Critique et Test Blu-Ray »

  1. Avatar de ecrannoirlondon

    J’avais vu le film à sa sortie (qui devait être une version courte car il ne durait pas 3h44)et j’en garde un souvenir merveilleux. Un film virevoltant, quand Goldoni rencontre Pirandello avec Jeanne Balibar (actrice pirandelienne si il en est) dans le rôle principal. Un délice

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